Apple : la nouvelle frontière | FD Conseil

9 juin 2011

By Dr. Francois Druel

Comme c’est le cas à chaque fois, la dernière keynote d’Apple (le 6 juin dernier) a fait l’objet d’un buzz important avant l’évennement et sucité un grand nombre d’analyses depuis. Chacun dissèque, essaye de comprendre, présente les enjeux des innovations de la marque à la pomme.

Je ne reviens pas sur la forme très particulière de ces keynotes, véritables actions de communication et de vente qui suivent un scénario très précis et qui appliquent des méthodes d’une efficacité redoutable. Je ne peux que vous conseiller la lecture des Secrets de présentation de Steve Jobs, aux Editions Télémaque, dont, comme vous le savez, j’ai assuré la traduction.

Je pourrais ajouter ma propre vision de la stratégie du géant de Cupertino. Cela n’apporterait pas grand chose au débat. C’est pourquoi je vais me concentrer sur les 5 signaux faibles de cette keynote qui, vous allez le constater, marque certainement un tournant important dans l’histoire d’Apple.

Signal faible N°1 : Apple est de retour !

Depuis le lancement de l’iPhone (2007) puis de l’iPad (2010), Apple était dans une position très inhabituelle pour elle, celle du leader de marché. Bien qu’enviable, cette position n’est pas la plus confortable pour Apple qui, depuis 1976 (date de sa création) s’est toujours positionnée comme un challenger de marché. Apple ne sait pas mener la course en tête, elle a besoin d’un lièvre dans sa ligne de mire. En 1977 avec l’Apple 2, puis en 1984 avec le Macintosh, Apple se positionnait en anti-PC et Apple et avait IBM dans sa ligne de mire. Avec l’avènnement de Windows, Apple changea de lièvre : Microsoft est devenu l’ennemi… cette culture de challenger constitue un des moteurs de l’innovation chez Apple. Pour l’iPhone (beaucoup) et pour l’iPad (un peu), point d’ennemi réellement identifié (les netbooks ne l’étant qu’indirectement): ces produits ont créé des segments de marché.

Avec iOS 5 et iCloud, Apple s’attaque à deux lièvres de choix : Amazon et surtout Google. Alors qu’Amazon (avec des services tels que S3) et naturellement Google ont pour ainsi dire inventé le cloud computing, Apple y fait une entrée fracassante. Le génie des marketeurs de la marque va même jusqu’au branding du service : iCloud va incarner la définition même de cloud computing. De plus Apple n’hésite pas à imposer sa définition du cloud computing : il ne s’agit pas de stocker des données mais d’en fluidifier la diffusion sur plusieurs appareils en même temps. Apple fait entrer le cloud computing dans l’ère de l’usage pratique et tient compte d’une réalité : le multi-équipement des individus et des foyers.

Coup dur pour Google qui fait du cloud computing sans le dire depuis plus de 10 ans… Steve Jobs va même jusqu’à signaler que le nouveau service de mail de la marque ne comportera pas de publicité, en dépit de sa gratuité. Les Googlers ont du apprécier la plaisanterie…

En matière de produits mobiles, grâce à des taux de croissance fulgurants, Android est en passe de prendre une place prépondérante sur le marché des smartphone, et c’est tant mieux : alors qu’iOS évoluait depuis 2007 à un train de sénateur, la mouture en préparation (iOS 5) fait de grands bons en avant.

Apple marque cependant avec ses concurrents une différence fondamentale : alors que Google et Amazon ont toujours proposé des webapps s’éxécutant exclusivement dans des navigateurs web, Apple parie sur des applications dédiées et résidentes dans les terminaux. Bref, Apple veut se garder un maximum de liberté en matière d’interface et de design.

Le cas d’iCloud est caractéristique : alors que MobileMe disposait d’une interface web sophistiquée en Ajax, ce service semble totalement absent d’iCloud qui ne semble même pas comporter de webmail. De même, en complément des téléchargements complets, iCloud propose des mises à jour différentielles de logiciels et des transferts de données.

Bref, Apple est de retour et c’est une bonne nouvelle. Terminé le rôle bien comme il faut du leader, Apple redevient un trendsetter. Ayant manifestement tourné une page, Apple affirme à la face du monde entier que les tablettes, c’est maintenant has been

Le centre névralgique de la vie numérique n’est plus l’ordinateur (ou toute autre forme de machine) mais le cloud… aujourd’hui la vie numérique est login centric. Pour le moment le login est encore individuel. Verra-t-on Apple proposer des comptes familiaux ? L’avenir le dira peut-être…

Signal faible N° 2 : Apple change les règles de l’économie de l’immatériel

La mise sur le marché de l’iPod (en 2001) et la création de l’iTunes Music Store (en 2003) a eu un effet collatéral pour Apple : cela l’a propulsée sur un marché dont elle ignorait tout, la distribution de produits immatériels. Cette activité marginale pour Apple lui a permis de devenir le leader mondial incontesté en la matière. Les téléchargements en tous genres (Applications, musique, audio-visuel, livres et presse) se comptent maintenant en milliards. Idem pour les sommes qu’Apple reverse aux développeurs.

Les 225 millions de clients ont téléchargé 15 milliards de chansons (dans un catalogue de 18 millions de titres) et 14 milliards d’applications (dans un catalogue de 425.000 applications), sans compter les livres et la presse. Apple a reversé plus de 2,5 milliards de dollars aux développeurs présents sur l’AppStore. Bref, Apple a finalement trouvé une légitimité sur cette activité.

Dans le monde des produits imatériels (logiciels, édition, musique, presse, audio-visuel), la gestion des droits est une forteresse imprenable !

Le cas des logiciels est emblématique : Bien souvent, pour les produits grand public, la licence d’un logiciel l’attache à un ordinateur et un seul. Autre cas, celui des livres : l’achat d’un livre ne donne pas à son propriétaire le droit de le photocopier. Ne parlons pas du cas de l’audio-visuel ou de la musique qui ont fait couler des fleuves d’encre…

Cette règle sacro-sainte, Apple la fait voler en éclats !

Désormais L’achat d’un article sur les différents Stores de la marque donne le droit à tout client de le diffuser sur plusieurs machines. Un livre acheté dans l’iBookStore ? Un morceau de musique ? Ils peuvent être téléchargés et stockés sur 10 terminaux différents !

Les logiciels, quant à eux, comprennent une licence pour cinq installations. Apple va même jusqu’à favoriser cette pratique, par l’ajout de fonctionnalités permettant de synchroniser les contenus de plusieurs appareils.

Ne parlons pas du fameux iTunes Match, qu’Apple réserve pour l’instant au marché américain. En permettant à tout un chacun d’échanger des fichiers musicaux de provenance (voire de qualité) douteuse contre des versions bien proprettes, sans DRM et dans un format propriétaire d’origine maison (le AAC), Apple ne tourne pas seulement en ridicule toutes les initiatives en matière de protection anti-piratage (des DRM à l’Hadopi), la firme à la pomme est en train de renforcer son pré carré dans le monde de la distribution musicale.

Des remous sont certaiement à prévoir mais aujourd’hui Apple a mis le ver dans le fruit. En matière de produits immatériels, Apple joue son rôle de leader de la distribution : en modifiant les règles, la firme organise le marché à son avantage.

Signal faible numéro 3 : Apple a devant elle le défi de la performance

Se poser en trendsetter et chercher à montrer la voie ne suffit pas. Entreprise industrielle et commerciale, Apple sera nécessairement attendue sur sa capacité à réaliser les innovations annoncées. Deux épées de Damoclès sont suspendues au dessus de sa tête :

– Relever le défi de la fluidité : .Mac puis MobileMe furent deux échecs de la marque, principalement grevés par des performances décevantes, en particulier en matière de bande passante. Nombre de clients ont quitté MobileMe tout simplement par ce que le service était difficilement utilisable tellement les performances étaient déplorables (réseau lent, données perdues et j’en passe). Amazon, Dropbox ou Google sont peut-être mauvais aux yeux d’Apple, reste que ces entreprises sont des références en matière de performance et de fiabilité. Apple va donc se devoir de faire au moins aussi bien. D’aillleurs tout au long de la keynote, Apple insiste sur les possibilités de mises à jours incrémentales. C’est un détail, certes, mais cela démontre que la réflexion s’est faite en profondeur.

– Relever le défi de l’autonomie des produits mobiles : entre les sauvegardes automatiques, les mises à jour en arrière plan, le système de iMessaging et un système de notification amélioré, la veille des appareils mobiles sera de plus en plus active. Or la connexion au réseau est une des principales sources de consommation d’énergie… la durée de vie des batteries, qui a toujours été un des gros points faibles de l’iPhone, devra donc nécessairement être améliorée.

En filigranne, ce troisème signal faible comporte également un message subliminal à destination des opérateurs de télécom : en rendant les smartphones et les tablettes toujours plus intelligents et toujours plus communiqants, les réseaux de télécommuication seront de plus en plus sollicités et de plus en plus commodisés.

Enfin, contraitement à Mobile Me dont le lancement (en 2008) avait été assuré par Phil Schiller, cette fois-ci c’est Steve Jobs en personne qui se charge d’iCloud. Etant donnée son exigeance légendaire concernant la fluidité, la pression sur les équipes en matière de performances doit être énorme !

Signal faible N° 4 : Apple est déjà dans l’ère de l’après PC

Ce signal faible est assez paradoxal. En effet, les nouveaux services proposés par iCloud lorgnent très fort du côté de Windows. iCloud sera ouvert aux possesseurs de PC, pourtant Apple va rendre ses terminaux sous iOS indépendants des ordinateurs, de l’initialisation à la mise à jour du système.

A la 67ème minute de la keynote, Scott Forstall relève une information importante : dans la plupart des pays du Monde, la majorité des foyers n’est pas équipée d’ordinateur. Cette analyse est d’autant plus intéressante qu’elle est le fait d’une entreprise dont les ventes d’ordinateurs croissent plus vite que le marché mais qui sait également que 73 % de ses ventes d’ordinateurs sont des portables.

Alors que Lion est maintenant terminé (ou presque), une chose m’étonne : aucune rumeur sur le nom de code d’une éventuelle nouvelle version de MacOS X (qui porterait le numéro 10.8) n’a encore circulé… y a-t-il corrélation avec le départ de Bertrand Serlet, une information qui avait créé la surprise il y a quelques mois ? Certains analystes d’ailleurs ont noté un petit détail : lors de la keynote Apple ne parle plus de MacOS X mais d’OS X tout court… bizarre, bizarre.

Enfin, depuis quelques temps, Apple généralise les SSD (qui, techniqument sont de grosses clés USB) dans sa gamme d’ordinateurs ; en standard (sur les MacBook Air) ou en option (sur la plupart des autres modèles). Autre généralisation : la fin de la souris, qui a fait le succès d’Apple depuis 1984. Or Lion est presque inutilisable à la souris. On peut même aller jusqu’à affirmer qu’un trackpad est nécessaire au contrôle de son intreface. Faut-il y voir un autre signe ? Normal, direz-vous pour une entreprise qui vend massivement des ordinateurs portables livrés sans souris… mais tout de même.

iCloud est aujourd’hui présenté comme un service très orienté pour les terminaux sous iOS 5 mais je ne serais pas surpris de le voir arriver sur OS X, d’autant que les nouvelles fonctions de sauvegarde automatique de Lion semblent toutes désignées pour faire des sauvegardes dans iCloud qui, comme par hasard, dispose d’une fonction de synchronisaton de documents particulièrement sophistiquée, au point que Steve Jobs indique (à la 94ème minute de la keynote) que le système de fichier est un frein dans la maîtrise d’un ordinateur… à moins bien entendu qu’une nouvelle race de machines fasse son apparition : Lion sait gérer des Mac mais peut-être pourra-t-il tourner sur d’autres machines. Les rumeurs récentes concernant les processeurs n’y sont peut être pas étrangères. De plus, le système de fichiers est au coeur de la problématique.

Une indication supplémentaire donnée par Steve Jobs à la 95eme minute : ce sont les logiciels qui doivent gérer la présentation des documents. Ici présentation est peut-être à prendre comme une métaphore, au sens de couche de présentation, une des composantes du modèle OSI . Proposant aux développeurs les API permettant d’utiliser ce système de stockage, il est certain que nombre d’applications (pour Mac et… pour PC !!) vont maintenant proposer des fonctions de sauvegarde dans le nuage…

Aujourd’hui, la gamme d’ordinateurs est arrivée à maturité, les terminaux mobiles également. OS X et iOS 5 sont sur les rails, iCloud est le prochain défi… Apple doit certainement mijoter quelque chose dans le secret de ses bureaux et de ses labos. Affaire à suivre…

Signal faible N° 5 : Apple repense son modèle économique

La vente en inclusion n’est pas une nouveauté chez Apple : depuis 2003, l’achat d’un Mac comprend la suite iLife. De même et depuis leur origine, les produits phares d’Apple sont vendus avec de vrais logiciels, tels qu’iTunes et jusqu’à l’environnement de développement complet (XCode) dont l’installation est optionnelle.

Apple, cependant, semble changer la donne en matière de pricing : Lion sera vendu 29 dollars (on peut s’attendre à un prix européen de 29 Euro), iCloud est gratuit… pour tout le monde ! Plus besoin d’être client d’Apple pour ouvrir un compte. Souvenons-nous qu’il y a moins de deux ans, Leopard était encore proposé à 129 EUR et que jusqu’à hier, Mobile Me représentait un abonnement de 79 EUR par an !

Les achats optionnels se généralisent : Les Stores permettaient déjà de gérer les abonnements (pour la presse notamment, qui aujourd’hui se voit proposé le service NewsStand) et les ventes additionnelles pour les applications mobiles (depuis quelques temps déjà) mais maintenant ce sera également possible pour le Mac… d’ailleurs la partie serveur d’OS X donnera l’exemple : avec Lion, le serveur sera vendu en option additionnelle (Phil Schiller l’indique à la 35ème minute de la keynote). Le prix n’est pas précisé mais il y a fort à parier qu’on sera loin des 499 EUR de l’actuel Snow Leopard server !

Apple est-elle en train de réfléchir à son business model ? Peut-être car la firme de Cupertino a maintenant toutes les cartes en main pour faire jouer pleinement les effets des longues traînes et les mécanques du freemium. Deux petits détails ne trompent pas : dans de très nombreuses copies écrans et dans les démonstrations on peut aperçevoir Evernote qui est notoirement connu pour avoir parfaitement réussi un service de cloud computing et le proposer dans une logique de freemium. Autre indice : Apple semble s’être penchée très sérieusement sur le cas de Twitter… au point de l’intérgrer dans iOS 5.

Comme je l’ai déjà signalé, Apple fait à ses clients une proposition de valeur qui ne tient pas à un produit ou à un logiciel, mais à un cercle vertueux entre matériel et logiciel. Avec les différents Stores (iTunes Store, App Store et Book Store), Apple confirme avoir construit un éco-système.

Peut-être Apple cherche-t-elle maintenant à changer la donne pour elle-même.

One more thing

Comme vous l’aurez noté, ces signaux faibles sont avant-tout des corrélations. Or, comme chacun sait, une corrélation ne fait pas une démonstration. Il reste donc à mettre en perspective ces petites choses qui peuvent en dire long.

Une chose me semble certaine : depuis sa création, Apple a toujours navigué dans un océan bleu, poussée par des innovations techniques ou marketing lui permettant de protéger les territoires qu’elle se créé. Il serait facile et confortable de transformer cet état de faits en rente de situation, ce que ses concurrents ont fait (qu’on songe à IBM avant Gil Amelio ou Microsoft encore aujourd’hui).

Apple cependant pense autrement, quasiment génétiquement, si je puis dire. Apple n’attend pas d’être défiée par ses concurrents. Elle se remet en question elle-même… et de façon pro-active. Elle préfère l’inconfort des défis et des terrae incognitae. Sa passion de la perfection et son énergie au travail en sont le moteur.

C’est là une leçon de gestion que nombre de dirigeants devraient méditer !


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